Lars Strandh ou le jeu des principes

Par Ange Pieraggi

Les toiles de Lars Strandh paraissent très simples : une seule figure, d’une seule couleur, sur une toile. Mais cette simplicité n’est évidemment pas une naïveté. Elle nous renvoie aux principes mêmes de la peinture. Peut-être est-il nécessaire, pour éclairer son travail, d’en passer par une brève histoire de la notion de limite. En commençant par les grecs, ceux qui ont fondé notre raison.

Pour les Platoniciens, la limite c’est le terme (péras), le contour de la forme. C’est une notion qui est au principe de leur philosophie qui se soucie essentiellement des Idées. En effet, l’idée d’un carré, c’est son contour. C’est la forme ramenée à son contour. Et au fond qu’importe ce qu’il y a dans ce carré, qu’il soit peint en rouge ou constitué d’une toile encadrée.  Cette notion de la limite-contour a façonné l’esthétique grecque, qui donne une grande importance à la périphérie, à la ligne de partage. C’est le moment de la statuaire, qui considère essentiellement la surface de la forme qui se dégage de la pierre. C’est aussi le moment de la peinture sur céramique, fondée sur la ligne  comme terme, comme limite qui détermine la figure. C’est au fond un univers tactile-optique (1), faisant de l’œil un analogon d’un toucher dans la saisie de l’Idée.

A la même époque, les Stoïciens, venus d’Asie, ne s’accordent pas à cette notion de limite. Ils donnent l’exemple de la forêt : vous marchez dans la forêt touffue. Tout est vert de la couleur intense des feuilles. Et voilà que l’intensité du vert diminue, s’éclaircit, vous êtes arrivé à la lisière, à la limite de la forêt. Mais est-ce que c’est son contour ? Ne serait-ce pas plutôt la limite de sa puissance à mordre sur le terrain ? On n’est plus dans un univers tactile-optique,  mais dans une conception du monde profondément vitaliste, qui considère que les choses sont des corps qui exercent une puissance et une action. Cette conception de la limite-puissance a une grande postérité. Quelqu’un comme Plotin, en effet, ne considère pas que la lumière se détermine comme une ligne qui va d’un point émetteur à un point récepteur. Il considère que la lumière creuse des ombres, creuse l’espace conquis sur les ténèbres. Cette  conception se retrouve au principe de l’architecture des cathédrales, qui fait une large part à la lumière des vitraux qui creuse l’espace intérieur de l’édifice. On la retrouve aussi dans la peinture de clair-obscur, de Caravage à Rembrandt, pour qui la lumière divine creuse une vérité au sein des ténèbres indicibles.

Si nous avons déployé ce panorama hâtif du problème de la limite dans l’art occidental, c’est qu’il nous semble que le travail de Lars Strandh en reformule les questions.
En effet Lars Strandh peint des carrés ou des rectangles d’une seule couleur. La périphérie de la figure est affirmée par la brosse qui en détermine le contour. Mais le pinceau ne se contente pas de tracer le périmètre de la figure, il déborde à l’intérieur et en colore toute la surface.
La couleur n’est d’ailleurs pas étalée de manière uniforme. Le pinceau allant et venant sur la toile, dépose la couleur qui se fait à chaque passage plus intense. Elle affirme donc de plus en plus sa puissance, comme la forêt qu’on aborderait depuis la transparence de la clairière jusqu’à la densité du massif. Ainsi, dans un même mouvement, le pinceau de Lars Strandh confronte les deux notions de la limite que nous avons précisées : la limite-contour (affirmant l’idée du carré), et la limite-puissance (affirmant l’action de la couleur qui mord sur la toile blanche).

Mais voici un autre problème concomitant. Le carré ou le rectangle coloré n’occupe pas tout l’espace de la toile. Il est plus petit. Comme si ce petit carré copiait le grand carré de la toile blanche. Comme s’il rivalisait avec lui dans une folle prétention. La prétention est une notion cardinale.
Les platoniciens disaient que la copie était une bonne image dans la mesure où elle ressemblait au modèle. Mais ils s’empressaient de dire que pour ressembler il fallait participer. C'est-à-dire que le prétendant à la ressemblance devait se conformer à l’idée du modèle. Pour le dire simplement, ils disaient que « la copie est une bonne image dans la mesure où elle ressemble à l’idée du modèle » (2) .
Or nous avons vu que le pinceau de Lars Strandh, s’il semble se conformer dans une première intention, à tracer le contour, c'est-à-dire affirmer l’idée du carré comme une copie, s’empresse de pervertir cette image  en la colorant en son intérieur, et affirmant ainsi que l’idée n’est pas essentielle, mais que la couleur et sa puissance comptent aussi. Ce n’est donc pas une bonne image, une image sage. On le voit bien, d’ailleurs : son contour n’est pas rectiligne. Et la trace passant et repassant, trahit le geste de la main, laisse apparaître la façon, le travail et la confrontation de la matière avec le support. C’est donc une image qui affirme l’importance des sensations, de l’effet produit par le devenir de la couleur qui tend vers sa saturation. Cette image rebelle, qui conteste le modèle n’est pas une copie. Les platoniciens la mettraient plutôt dans la catégorie des simulacres.(3)

Et si on s’accorde avec Daniel Arasse pour dire que « du XVIème au XIXème siècle, la peinture se fait sous le principe de l’imitation de la nature »(4), c'est-à-dire qu’elle est plutôt dominée par la notion de copie, on peut constater que depuis le tournant du XXème siècle, l’art conteste ce primat, et insiste plutôt sur la mise à la question de la similitude, en décomposant les images et en mettant à jour les codes qui président à leur fabrication.

Bref, Lars Strandh  nous renvoie aux fondements de l’image picturale, aux problèmes qui travaillent intérieurement toute peinture, depuis que Maurice Denis a pu définir qu’un tableau est « essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées »(5).

A.H. PIERAGGI

1. G. Deleuze, Cours sur Spinoza, Vincennes, 17/02/81.
2. G. Deleuze, Logique du sens, Minuit 1969, p296
3. Platon : « La meilleure copie est celle qui reproduit l’original. (..)Ce qui parait ressembler au beau, mais qui ne ressemble même pas à l’original auquel il prétend ressembler, de quel nom l’appellerons-nous ? Ne lui donnerons-nous pas, parce qu’il prétend ressembler, mais ne ressemble  pas réellement, le nom de simulacre?», in Le Sophiste,  235e-236b, Garnier-Flammarion 1969, p. 78.
4. D. Arasse, Histoires de peinture, Denoël /France Culture 2004, p34
5. M. Denis, Théories, Hermann 1964, p33
* Constructivism; a modern non-figurative movement which arose in Russia and Paris around one hundred years ago.